L’opération de Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH), actuellement en cours sur le territoire national, est au centre d’une vive controverse dans les milieux politiques, et au sein des populations. En l’état actuel de la situation, il est difficile de prévoir de quelle manière se termineront ces empoignades verbales, où se mêlent menaces, intimidations, et incitation à la détermination ou à la sérénité. A moins d’un sursaut patriotique de tous, mais surtout des tenants du pouvoir, la fébrilité qui s’est emparée des protagonistes sociaux et politiques, risque d’aboutir à l’échec de cette opération, présentée comme devant servir de tremplin au développement économique et social de la Côte d’Ivoire.
Quelle est l’origine de la controverse, quels sont les objets de la controverse, à qui incomberait la responsabilité de l’échec (éventuel) du recensement, l’échec du RGPH est-il l’échec de toute la classe politique ivoirienne en qui les Ivoiriens n’ont plus confiance ?
Telles sont les questions dont la clarification, offrirait une meilleure visibilité sur la délicate question du Recensement Général de la Population et de l’Habitat de 2O13.
L’origine de la controverse
L’impréparation et la précipitation dans le lancement du recensement, expliquent la situation délétère qui prévaut actuellement dans le pays.
Les conséquences de la crise socio-politique n’ayant pas encore disparu, une concertation de tous les acteurs de la scène politique et sociale, devait précéder les phases de préparation et de lancement de l’opération de recensement. Cette manière de procéder, s’explique par le fait que la Côte d’Ivoire est la propriété commune de tous les Ivoiriens, et non de quelques-uns seulement; et c’est ensemble, que ceux-ci devraient rechercher les solutions à ses problèmes. Surtout s’il s’agit de problèmes touchant à ses intérêts vitaux, comme c’est le cas en l’espèce. D’ailleurs, le préambule de la Constitution souligne l’intérêt d’une telle démarche, quand il affirme que l’union dans le respect de la diversité, assure le progrès économique et le bien-être social.
Dans l’immédiat, la démarche unitaire aurait permis de dégager des décisions consensuelles, couvrant tous les aspects de cette opération de recensement. En possession de ces conclusions, le gouvernement aurait été à l’aise, pour exécuter son programme, et préserver du même coup, le pays d’une autre tension inutile. Mais enfermé dans une logique politicienne, et sans doute soucieux de respecter son agenda secret, il a négligé cette étape cruciale, et a ainsi, ouvert la porte à une inquiétante gradation des réactions du FPI.
En effet, de sa simple et à peine audible protestation, ce parti est passé à l’appel au boycott de l’opération de recensement ; résultat final : réceptives à cet appel, les populations de toutes les régions du pays, sans distinction d’opinion politique, adoptent diverses stratégies, pour son application effective sur le terrain. S’ensuivent : Refus ferme de laisser les agents recenseurs entrer dans les domiciles ; séjours inopportuns des paysans dans les champs, pour éviter ces agents ; refus de répondre à l’appel au rassemblement de l’administration ; etc. Pour avoir le contrôle de la situation, et poursuivre l’opération, le gouvernement se raidit, et passe à l’étape des sanctions. Mais cela suffira-t-il pour calmer la situation?
Les objets de la controverse
Une pluralité d’objets a déterminé la naissance de la controverse entre le pouvoir et son opposition.
Au premier rang de ces objets, se trouve la modification par le pouvoir, du projet de recensement prévu pour l’année 2008. Ce projet apprêté par le gouvernement de l’époque, et validé par l’agence spécialisée des Nations-Unies, l’UNFPA, a été amendé sur plusieurs points ; ce qui a été perçu par l’opposition, comme une tentative dont le but est d’effacer toute « trace » du régime précédent. Et par la suite, plusieurs points de friction entre le gouvernement et l’opposition, au sujet de ce projet, ont été constatés.
Les problèmes créés par la modification du projet de 2008 au plan technique :
-Introduction par le gouvernement, de la cartographie censitaire (cartographie réalisée au moyen de la télédétection). Des réserves et des inquiétudes, furent manifestées au sujet des amendements apportés à la méthodologie antérieure. Mais le gouvernement n’en a pas tenu compte et est passé outre. La conséquence, c’est que le délai qui était imparti à cette tâche, au départ, a été largement dépassé, sans pour autant que la cartographie ait été entièrement achevée ; plusieurs districts et régions n’ayant pu être couverts.
Débours, par le trésor public, de la faramineuse somme de trois (03) milliards de FCFA, pour le financement du Projet d’Urgence de Production de Statistiques de Base (PU-PSB). Les résultats de ce projet se font encore attendre.
-Introduction dans le RGPH, du support électronique (Smartphone), pour collecter les informations, en remplacement du support papier, que l’opposition juge plus fiable et mieux adapté aux réalités de la Côte d’Ivoire. Pour l’opposition, si ces appareils permettent d’éviter l’étape de la saisie des données collectées, ils présentent l’inconvénient d’avoir une faible capacité de stockage, etc.
-Non maîtrise des ressources humaines : Les agents recenseurs, recrutés selon des critères pour le moins obscurs, ne sont pas suffisamment formés, n’ont pas de moyens de mobilité, ne sont pas payés, etc.
A tout ce tableau, il faut ajouter les problèmes de nature socio-politique. Les conséquences de la crise socio-politique perdurent, et engendrent plusieurs problèmes :
Instabilité des populations, qui sont obligées de se lancer dans de grands mouvements de déplacement, pour des raisons de sécurité. Des milliers d’Ivoiriens, victimes de cette crise, sont exilés et de ce fait, ne seront pas pris en compte par le RGPH. L’opposition s’en indigne, et ne comprend pas qu’une opération de comptage des Ivoiriens, ignore volontairement une partie de la population cible.
Les arguments avancés par le gouvernement, pour minimiser la gravité de la situation des réfugiés, sont rejetés par l’opposition qui estime que si le recensement est destiné à préparer les bases du développement, celui-ci doit concerner toute la population ; et ne saurait soustraire aucune composante de la société, contrairement à ce que laisse croire le ministre du Plan. Par ailleurs, toujours selon l’opposition, le gouvernement ne donne pas les raisons de l’urgence de cette opération ; ce d’autant plus qu’elle n’avait jamais été considérée auparavant, comme une condition pour faire entrer la Côte d’Ivoire dans l’ère de l’émergence, à l’horizon 2020.
Il y a également l’occupation des habitations, des villages, des terres et des plantations, notamment dans l’Ouest du pays : Pour l’opposition, cette situation peut faire penser que le recensement actuel a pour but de légitimer l’expropriation des citoyens, de leurs biens (maisons, plantations, terres, etc.).
La responsabilité d’un (éventuel) échec du RGPH
Dans le régime politique ivoirien, les rôles sont clairement définis pour la gouvernance nationale : A moins de la survenue de circonstances exceptionnelles dans la vie de la nation, et nécessitant des arrangements particuliers entre les forces politiques, pour une conduite avantageuse des affaires nationales, l’ordre normal des choses est que le gouvernement émanant du parti ou du groupement de partis majoritaire à l’Assemblée Nationale, a la responsabilité de gouverner, tandis que l’opposition constituée du parti, ou du groupement des partis minoritaires, se contente de s’opposer.
C’est dans ce schéma qu’il faut situer la monopolisation, par le gouvernement, des différentes phases du recensement. Ainsi, c’est lui qui en a déterminé le mode opératoire, fixé les dates, recruté le personnel technique, etc. De la même façon, il a jugé, en toute souveraineté, qu’il n’était pas opportun de prendre en considération les critiques que son opposition lui a adressées, sur certains aspects du processus ; et a poursuivi l’opération, comme si de rien n’était.
Eu égard à ce qui précède, et si la sagesse ne pousse pas les uns et les autres à se ressaisir pour trouver des solutions apaisantes à la situation, dans l’intérêt du pays, l’échec du RGPH serait consommé. Et la responsabilité en incomberait principalement au gouvernement qui assure le leadership de cette opération.
L’échec du RGPH serait aussi celui de toute la classe politique ivoirienne en qui les Ivoiriens n’ont plus confiance ?
L’organisation et le fonctionnement du RGPH a été exclusivement l’affaire du gouvernement ; alors qu’en raison de la particularité de la situation prévalant dans le pays, et de l’impératif de réussite qui pèse sur tout projet ou politique à vocation nationale, il était loisible de penser que le pouvoir chercherait à coaliser toutes les forces et compétences internes autour du RGPH, pour lui assurer un succès bénéfique à la CôTE D’IVOIRE. Malheureusement, il n’en fut rien, et c’est solitairement qu’il a géré cette opération qui concerne tous les Ivoiriens.
Le recensement n’étant donc pas mené dans un cadre institutionnel impliquant la participation de toute la classe politique ivoirienne, celle-ci ne saurait, a priori, être comptable de sa conduite, et encore moins de son échec. Par conséquent, l’échec du RGPH ne saurait être perçu comme celui de toute la classe politique nationale. En effet, seuls ceux qui ont la mainmise sur le recensement sont concernés par cet échec.
Par ailleurs, il serait quelque peu abusif de s’appuyer sur l’échec éventuel du RGPH pour soutenir sans nuance que les Ivoiriens n’ont plus confiance en leur classe politique. Certes, depuis quelques années, ceux-ci sont désabusés par l’expérience douloureuse des conséquences de la crise post-électorale ; quand s’y ajoutent les effets négatifs des irréductibles antagonismes politiques, ils ont de sérieuses raisons de se montrer méfiants.
Cependant, il est à noter que malgré toutes les difficultés qui plombent leur existence, les Ivoiriens ne se désintéressent pas des questions d’intérêt national.
Source : L’Eléphant déchaîné N°251